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Trilogie : C’est pas parce que le ver est dans le fruit que je vais pas le bouffer quand même #3
Lecture du 29.08.2025 en collaboration avec Halle Nord à la BIG, à Genève. Merci à Samuel.le Etienne d’avoir été mon regard extérieur pour ce projet et à Elise Lammer pour la confiance.
Isabella se réveilla d’humeur égale. Elle s’étira dix secondes puis le flot de ses pensées se déversa instantanément. Comme souvent, sa première observation concernait l’argent. Pour ce qui semblait être la millième fois, elle additionna la somme présente dans son compte, 150 francs, aux salaires en retard et en attente, 2700 francs. Puis, il fallait soustraire les charges fixes c’est-à-dire le loyer, 900 francs, le téléphone, 70 francs, et l’assurance, 200 francs, ainsi que ce qu’elle dépensait normalement chaque mois pour bouffer, se laver, entretenir un semblant de vie sociale et de ce fait alimenter un sentiment sincère de plaisir et de satisfaction à continuer de vivre, 800 francs. Elle sortait exactement 1970 francs chaque mois, à 100 francs près. La marge pour les imprévus était minime. Il n’y en avait pas. Le prochain loyer était sécurisé. Elle avait presque de quoi subvenir à ses besoins durant les deux mois à venir.
Puis, elle pensa brièvement à la passe de la veille et à la mine déconfite du trader. Elle prit son téléphone et regarda ses notifications. Nora lui avait laissé un voice note en forme d’audio book de quatre minutes quarante pour lui narrer de nouvelles révélations sur le passé religieux de sa mère. Tony avait liké un message qu’elle avait envoyé la semaine dernière. Isabella ouvrit la fenêtre et les volets. Le soleil était radieux. Il était 8h30, heure de lever raisonnable. Elle ressentait une légère anxiété, sensation quasi-quotidienne lui rappelant qu’elle devait faire plus de tunes. Pas de trace de honte ni de culpabilité. C’était son day off de la semaine. Elle voulait essayer d’en profiter.
Elle fila se doucher, vit les bleus sur ses genoux et lava ses cheveux. Puis elle fit comme tous les matins. Elle se sécha avec sa serviette super épaisse, mit son sérum, sa crème hydratante et un SPF puis elle brossa ses sourcils et sécha ses cheveux. Ses boucles étaient particulièrement coopératives aujourd’hui. Elle choisit une tenue déjà portée dans le passé et qui avait fait ses preuves car 1. confortable 2. la jupe tombait quand même très bien 3. elle était constituée de plusieurs couches ce qui 4. la rendait parfaite pour la mi-saison. Elle mangea vite fait et se prépara un café à emporter à amener au cimetière des Rois.
Isabella considérait le cimetière des Rois comme un endroit idyllique pour diverses raisons. Tout d’abord, évidemment, Grisélidis Réal et son potentiel fantôme trainait dans le coin. Ensuite, il y avait beaucoup d’arbres, arrangés avec soin et précision et qui semblaient tous différents les uns des autres. Comme partout à Genève, les jardinières et les jardiniers du service des espaces verts effectuaient un travail horticole remarquable, surtout au printemps. L’herbe était moelleuse, verte fluo, luxueuse et d’une longueur toujours optimale pour recevoir des corps en quête de confort. Si tout à coup l’herbe était mouillée, il y avait aussi des bancs, parfaits pour observer les gens. Il était probable de croiser des congénères connus de près ou de loin, phénomène banal dans une ville qui fait parfois l’effet d’être réduite à un boulevard, quatre rues, trente-cinq exs et cent cinquante personnes qu’on a toujours plaisir à rencontrer.
Le centre funéraire de l’entrée côté rue des Rois n’ayant de la place que pour 12 dépouilles, son public était restreint. Chiller au cimetière des Rois ne faisait pas de vous un voyeur en quête de tristesse endeuillée. Il n’y avait pas à y être englué dans le poids d’une morale chrétienne accablante, un voile devant les yeux pour prétendre cacher des affres et des afflictions qu’on est quand même bien content.e.s de montrer pour prouver sa supériorité éthique et psychique. C’était peut-être un des effets cliniques du protestantisme. Toujours est-il qu’aller au cimetière c’était comme aller au parc. C’était cool, surtout au soleil.
Isabella sentait ici qu’elle devait trouver une importance humaine, spirituelle et probablement professionnelle à atteindre. Elle méditait parfois, sous les conseils de sa psychologue, et avait commencé à se prendre au jeu des affirmations positives. Elle avait toujours eu du mal à se projeter dans le futur et il lui semblait que ce système de pensées valorisantes l’aider à aller de l’avant.
La première fois qu’elle avait pensé à ses ambitions personnelles, elle était au cimetière des Rois. Elle avait écrit automatiquement plusieurs envies dans son carnet. Puis elle s’était promis de s’y tenir. S’engager à se prendre au sérieux. Un contrat morale tacite envers elle-même. Ce n’est pas qu’Isabella se trouvait incapable, inapte ou conne. C’est juste que par le passé elle avait eu du mal à trouver sa part de légitimé dans un contexte socio-professionnel. Elle se cherchait des excuses qui l’empêchaient de progresser et parfois de se battre pour atteindre des objectifs qu’elle désirait secrètement rencontrer. Des gens étaient mieux nés qu’elle, avaient les contacts, iels étaient plus talentueux.se.s, plus productif.ve.s qu’elle. Elle avait aussi peur que son cerveau soit cassé et moins fonctionnel que les autres. Elle pouvait naviguer de telles périodes d’anxiété coupable et honteuse qu’elle finissait paralysée à les penser permanentes et irréversibles.
Aujourd’hui, le cimetière lui mettait la pression mais une bonne pression. Une pression qui se trouvait dans des envies atteignables et une volonté à muscler. Elle acceptait les bonnes nouvelles et essayait aussi d’aller les chercher. Les tombes la regardaient et l’enveloppaient et elle se retrouvait dans l’herbe comme dans un utérus, en cours de gestation vers des ambitions qu’elle imaginait romantiquement colossales. Elle rêvassait et s’ancrait en même temps, entourées par les pseudo-fondamentaux de la ville de Genève. Iels étaient morts, pendant qu’elle était bien vivante.
Elle le vit au loin, le teint caverneux, un grand sourire et une dizaine de sacs en plastique. C’était un des personnages iconiques du secteur des Bains et de la plaine de Plainpalais. Isabella avait toujours plaisir à le croiser. Il demanda s’il pouvait s'asseoir avec elle dans l’herbe et elle accepta. Il se présentait comme le fossoyeur avec le moins de travail de tout Genève. Savoir s’il était ou avait été véritablement fossoyeur n’avait de l’importance que pour les étudiant.e.s bourré.e.s de la rue de l’école de Médecine et pour les gens qui n’étaient pas initiés véritablement au quartier. Les autres, habitué.e.s, aimaient simplement sa présence, ses engagements, ses narrations intenses et ses anecdotes bizarres, mais toujours plausibles, notamment à propos des personnages éminents de la politique genevoise des quinze dernières années. Outre cela, le fossoyeur se fendait toujours d’une attention particulière pour qui le considérait comme son égal. Il se souvenait de votre signe astrologique, dernière journée de merde, patron débilitant, du nom et de l’âge de votre fille ou de votre ami.e de passage qui avait les cheveux roux et il enrichissait en conséquence la conversation avec ce que vous aviez partagé de votre biographie. Cependant, une des qualités qu’aimait Isabella chez le fossoyeur était sa propension minime au small talk. Il ne lui parlait jamais directement de météo, de travail, de sport, d’études ou de vacances. Les gens lui racontaient tous ces détails de leurs vies parce qu’iels choisissaient de le faire. Lui ne demandait rien de personnel. Il ne lui demandait pas ce qu’elle avait fait aujourd’hui, ni ce qu’elle avait mangé. Après un « comment ça va » bien senti et loyal, si ça allait bien sans que ni elle ni lui n’aient rien d’autre à en dire, la conversation débutait. Le fossoyeur posait alors une question ou bien partageait une prise de position. Il ne faisait pas dans la controverse facile, immédiate et grossière. Les sujets évoqués étaient divers et variés mais avaient toujours en commun d’avoir à voir avec des inclinaisons humaines. Isabella se trouvait directement piquée et engagée par cette manière de faire qui l’amusait pas mal et lui changeait littéralement les idées.
Le fossoyeur débuta la conversation avec flegme :
- Isabella, toi qui est une habituée des lieux, qu’est-ce que tu penses des gens qui aiment les cimetières ?
Elle réfléchit en levant les yeux au ciel, regardant la cime d’un arbre se balancer tranquille.
- Ben… C’est pas la pire population du tout, non ? J’imagine des gens bien paisibles qui jouent à Donjon et Dragon, genre des maniaques d’histoire qui décalquent les tombes.
Le fossoyeur sourit.
- Oui ou qui s’y frottent.
Elle sourit.
- Tiens avant je me demandais un truc que toi tu dois savoir. C’est quoi les conditions pour être enterré ici ?
- Tu dois être magistrat ou personnalité importante de la ville de Genève, qu’importe ce que ça signifie, mais il faut que ça signifie queque chose pour le conseil administratif de la ville parce que c’est eux qui disent si oui ou non tu peux avoir ton caveau là.
Isabella sentit un peu de colère monter.
- Donc post mortem il faut encore être validé ou non par des gens qui font 20k par mois.
- Oui c’est clair mais quand t’y penses dans la mort t’es jamais délité des autres. Déjà on te pleure quasi systématiquement. Et puis le conseil administratif te considère ou pas. Même si tu te retrouves à mourir toute seule y’aura bien quelqu’un qui te retrouvera, à moins que t’ailles te foutre en l’air dans la nature quelque part, et encore, ça devient de plus en plus compliqué d’avoir sa petite morte parfaite et recluse même là-bas.
Il y eut un long silence durant lequel Isabella et le fossoyeur s’allongèrent sur le dos chacun.e de leur côté. Puis, Isabella demanda :
- Mais ce truc de fosse commune ça se fait ici ?
- Oui oui, ça s’appelle carrés de terrain commun. T’es pas dans la fosse. T’es dans un carré, suisse du coup, de terrain commun. Avec les autres.


